À propos

Des mots dans Montréal

« On ne vit pas dans un espace neutre et blanc ; on ne vit pas, on ne meurt pas, on n’aime pas dans le rectangle d’une feuille de papier », écrit Foucault. « On vit, on meurt, on aime dans un espace quadrillé, découpé, bariolé, avec des zones claires et sombres, des différences de niveaux, des marches d’escalier, des creux, des bosses, des régions dures et d’autres friables, pénétrables, poreuses.»

On ne vit pas dans l'espace neutre d'une feuille de papier, mais on peut y arracher des mots, des bribes de romans ou de réflexions, qui remontent ensuite à la surface, sous l'impulsion d'une scène cocasse ou séduisante, alors qu'on déambule dans ces régions poreuses et boursouflées de la ville. Souvent, quand je marche dans les rues de Montréal, c'est ce qui arrive : une scène attire mon attention et, l'instant d'après, un extrait de livre remonte à ma conscience comme une légende invisible apposée au bord d'un tableau vivant.

Pour arracher ces légendes à l'espace secret où elles étaient confinées, je les ai notées sur des bouts de papier que je semais sur des tables de café, dans des vitrines, sur des bords de fenêtres. Sorties de leur contexte originel, les citations venaient à la rencontre des passants. Parfois, elles permettaient d'attirer l'attention sur un détail, parfois elles en offraient une nouvelle lecture. D'autres fois encore, elles servaient d'impulsion à l'émergence d'une émotion, une réflexion, une rêverie neuves.
Ces billets, ils agissaient un peu à la manière d'une chanson quand elle surgit, accidentellement, dans notre quotidien pour illustrer à la perfection un morceau de notre petite vie.

Le blog, lui, a servi de pièce à conviction, d'archive, et de relais aussi, avec les passants qui éprouvaient le désir de prolonger le dialogue.
L'été dernier, ce voyage a pris fin. Avec d'autres. Comme si ces discrétions abandonnées dans la ville ne pouvaient avoir lieu que dans la torpeur molle qui a défini ces dernières années. Pourtant, la conversation est à reprendre, ailleurs, autrement, avec d'autres


Habiter l'espace

Il y a Foucault, qui nous invite à occuper l'espace bossu, irrégulier, imprévisible. Nous rappelle que la vie est ici, si c'est la vie que nous cherchons. Mais il y a bien évidemment De Certeau pour qui chacune des traversées que l'homme ordinaire trace, dans une ville comme sur une page, sous la forme d'une marche, d'une lecture ou d'un récit, actualise l'espace, le singularise, donc le détourne de la fonctionnalité imposée par le pouvoir. Toutes ces pratiques quotidiennes, pour lui, sont autant d'« arts de faire », de bricolages, de « braconnages » anonymes et invisibles qui jouent « avec les mécanismes de la discipline et ne s'y conforment que pour les détourner, les modifier. »
Ce geste simple, effacé, d'un message abandonné dans l'espace urbain, j'aime le voir comme l'esquisse d'un braconnage. Ou peut-être, plus encore,  un braconnage dans la pause qu'osera le passant, le regard qu'il arrêtera peut-être sur le bout de papier chiffonné, griffonné, insignifiant. Une désobéissance très civile.